JUSTICE FILMEE : POUR OU CONTRE ?
« Le fil rouge de cette réforme, c’est rétablir la confiance du citoyen. », c’est ce qu’a déclaré le Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti le 3 mars 2021 sur France Inter au sujet de son projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire ».
Parmi les grandes propositions du texte, une mesure retient l’attention du grand public, celle qui consiste à filmer et diffuser tous types d’audiences une fois que les affaires seront définitivement jugées, et avec l’accord des parties dans le cadre d’audiences privées.
Ce projet de loi entend rétablir la confiance entre les citoyens et l’institution judiciaire en leur permettant de mieux connaître la Justice et son fonctionnement.
Actuellement, seuls les procès à portée historique sont filmés : Procès de Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon, procès du sang contaminé, de l’explosion d’AZF, procès autour du génocide des Tutsis du Rwanda, et ce sera le cas pour le procès des Attentats du 13 novembre 2015 (prévu du 8 septembre 2021 à fin mars 2022).
Le Ministre de la Justice souhaite inscrire son projet de loi dans un but pédagogique avec comme motif celui de l’intérêt général. Certes, ce projet de loi permettrait une justice plus proche des citoyens, mais qu’en est-il de l’impact sur les droits fondamentaux ?
Le fait de filmer et de diffuser des audiences filmées pourrait-il constituer un frein dans la société française ?
Afin d’aborder ces problématiques, le 8 juin 2021, un intéressant « e-débat » s’est tenu sur le site internet du Conseil National des Barreaux (CNB), débat auquel SELENE AVOCATS a assisté.
Lors de ce débat, plusieurs personnes sont intervenues : Cécile Danré, Grand Reporter à BFMTV, en charge de la Chronique Judiciaire, François Landesman, rédacteur en chef-producteur, Arnaud de Saint-Rémy, Vice-président de la commission Libertés et droits de l’Homme du CNB, et enfin Evelyne Hanau, membre de la commission Communication institutionnelle du CNB, modératrice du débat.
Plusieurs points en rapport avec la problématique des audiences filmées ont été abordés. Il s’agissait de répondre à plusieurs interrogations sous jacentes du projet de loi, tant sur le fond que sur la forme :
- les droits fondamentaux tels que le droit à l’oubli ou la protection des personnes vulnérables seront-ils garantis lors des audiences filmées et à la suite de leur diffusion?
- pour un réalisateur, filmer c’est aussi donner son point de vue, comment ainsi garantir l’impartialité de la retranscription des audiences ?
- comment le réalisateur positionnera sa caméra ?
- lorsqu’une personne s’exprimera, la caméra sera-t-elle braquée uniquement sur cette personne, ou un plan large de l’audience sera exclusivement réalisé ?
- enfin le comportement des personnes physiques face à la caméra peut-il changer ?
A l’aide de ces questionnements, les intervenants tentent de s’affirmer favorables ou non au projet de loi du Ministre de la Justice.
Les arguments favorables aux audiences filmées concernent l’encadrement de cette pratique pour garantir les principes énoncés antérieurement, et également est évoqué le principe du droit à l’information, légitime au public, qui permet aux citoyens de mieux comprendre et d’appréhender la Justice.
Mais les détracteurs se font aussi entendre : Cécile Danré, Grand Reporter chez BFMTV, se dit contre cette pratique ; d’après elle, il est de meilleure qualité d’assister physiquement aux audiences et en direct. De plus, le fait que les procès filmés soient accessibles à tous peut créer des réactions du public « dangereuses et viscérales ». Sans compter les conséquences sur les autres grands principes fondamentaux comme la question du sort réservé au droit à l’image des personnes filmées, la publicité des débats, et enfin, en plus des principes du respect de la vie privée et du droit à l’oubli, il y a l’enjeu de la présomption d’innocence, du droit de la défense et de la sécurité des personnes.
Ensuite, la question de l’utilisation des caméras a été évoquée. Le projet de loi du Ministre de la Justice étant imprécis sur ce point, les intervenants se sont interrogés sur la manière de filmer.
Puisque les audiences seront diffusées à la suite des décisions finales rendues, les réalisateurs vont-ils « segmenter » l’audience ? Selon quels critères ? Y aura-t-il une charte ou une sorte de contrat qui précisera ce que doit filmer le réalisateur ? Pendant combien de temps sera-t-il possible de visionner les procès filmés, et quel sera leur avenir à la suite de leur diffusion ? Seront-ils archivés ou diffusés sur les réseaux sociaux ? Ce moyen pourrait-il provoquer des dérives par les réactions diverses du public ?
Enfin, les intervenants se sont interrogés sur une question plus générale portant sur l’intérêt de filmer et diffuser tous types de procès, que ce soit dans le domaine pénal ou civil. Ainsi il pourrait y avoir un risque d’atteinte à la vie privée des parties par l’accès au public de certaines informations personnelles (en violation du RGPD ?). Ou si certaines informations ne sont pas divulguées au public, y aura-t-il réellement un intérêt de filmer et diffuser certains procès ?
A l’issu de ce débat la majeure partie des interrogations est laissée sans réponse.
Les intervenants sont globalement assez mitigés concernant ce projet de loi, ce qui confirme, au demeurant, à quel point la présence de caméras dans les prétoires est une question qui n’est pas simple et qui ne sera pas réglée à court-terme…